Halte à la casse de l’école : une riposte collective s’impose
Ce texte d’appel pour reconstruire l’école républicaine fait suite à une rencontre en ligne, proposée par l’AFEF le 13 décembre 2023, annoncée dans le Café pédagogique du 22 novembre 2023. Les associations, syndicats, chercheurs présents ont approuvé le projet d’une riposte collective aux annonces ministérielles et présidentielle pour l’école, particulièrement inadaptées aux défis éducatifs actuels, et dangereuses. Ils ont décidé d’une action à long terme pour analyser la situation de l’école et de son environnement, pour chercher des propositions communes, notamment lors d’un Grenelle alternatif de l’école, et pour les diffuser largement. Ce texte constitue une première base, un premier état des lieux des problèmes pour lancer ce chantier.
L’école française, dans son ensemble, va mal. Les signaux sont au rouge, le président en fait son affaire personnelle et réagit par la voix de ses ministres, dans une direction amplifiant la fracture sociale qui ronge déjà notre école déstabilisée et fragilisée par des années de réformes imposées et pour la plupart contestées. Rejoignant d’autres études, les dernières évaluations PISA soulignent et confirment des indicateurs inquiétants : poursuite de la baisse des résultats des élèves de 15-16 ans en mathématiques et lecture, confirmation des écarts de réussite selon les milieux sociaux, mal-être scolaire sensible des élèves. Sans tenir compte de la consultation toute récente des associations et syndicats, ni des résultats des recherches, pas même celles exposées lors du colloque Agir sur les inégalités sociales de l’école à l’enseignement supérieur du CSEN, les mesures annoncées le 5 décembre 2023 par Gabriel Attal ouvrent la voie à un système éducatif encore plus sélectif et ségrégatif. Groupes de niveau durables en français et en mathématiques au collège, brevet (DNB) comme examen de passage au lycée, redoublement facilité, cycles passés sous silence, pédagogie oubliée au profit de l’I.A. ces mesures largement médiatisées à destination des classes moyennes et favorisées ouvrent aussi la porte à des organismes privés sous couvert de technologies éducatives, à une marchandisation de l’école, tout en donnant l’illusion d’apporter une aide à l’autonomie des enseignants et des établissements scolaires.
Nous, les associations représentant de disciplines scolaires, de parents d’élèves partenaires de l’école, les syndicats d’enseignants, les groupements de chercheurs et de didacticiens, les enseignants qui ne s’y retrouvent plus dans ces réformes incohérentes et incessantes, disons non au projet éducatif qui nous est imposé.
Nous appelons à une riposte collective pour trouver les chemins d’une amélioration de notre école à l’aune des résultats de la recherche, de l’expertise des enseignants et personnels de l’Éducation nationale, en vue de proposer des solutions réfléchies, efficientes et équitables.
Nous disons NON aux fausses solutions passéistes. Non à l’habillage médiatique massif de promesses mensongères de recrutements massifs et de création de postes par milliers. Chacun sait déjà qu’ils ne sont pas suffisamment budgétisés par le gouvernement de Macron, soucieux surtout d’économie sur tous les services publics, malgré l’annulation de la suppression des postes prévus au budget 2024, par une prise en compte très relative et tardive de la baisse des effectifs scolaires.
NON à une gouvernance autoritaire : un déni de démocratie dangereux
La première inquiétude et non des moindres est la dérive autoritaire des ministres nommés par le président Macron, J.M. Blanquer et G. Attal, détricotant patiemment mesure après mesure, par décrets, les grands principes, fonctionnements démocratiques et valeurs du système public d’éducation. Une politique qui vise à grignoter pas à pas l’expertise des enseignants pour s’ajuster à la diversité des publics, afin d’en faire de simples exécutants d’évaluations nationales standardisées, de méthodes, livres, pratiques, imposés par le ministère. Dans un même mouvement, les missions propres aux corps d’inspection d’accompagnement des enseignants et d’évaluation du système sont réduites. La part de contrôle des syndicats dans diverses instances : nominations, promotions, est atomisée, la parole des familles est considérée comme non décisive en cas de redoublement alors que les conditions de travail des enseignants ne permettent que difficilement le nécessaire travail collectif et le dialogue avec les familles.
NON le ministre de l’éducation n’a pas autorité pour décider seul de l’avenir du système scolaire. De brèves rencontres avec les syndicats, associations, ne sauraient faire office d’une véritable réflexion collective et démocratique, et pas davantage la pseudo-concertation par questionnaire à choix multiples adressée aux enseignants dans le cadre de la mission « Exigence des savoirs ». À noter que près de 80% d’entre eux ont refusé d’y répondre, certains jugeant ce questionnaire « humiliant ». L’Éducation nationale est un « bien commun ». Elle est garante de l’avenir de la nation et sous la responsabilité du parlement lequel doit en voter les grandes orientations. Elle concerne des millions d’élèves et leurs parents, près de 890 000 enseignants, des milliers d’autres acteurs, agents, associations partenaires de l’école, etc. Cette garantie démocratique est réduite au silence.
NON au mal-être de nombre d’élèves : une ségrégation, socialisation scolaire problématique, un mal être social
Les difficultés, souffrances manifestées ou silencieuses de nombre d’élèves, dans leur socialisation dans le milieu scolaire (harcèlements, ostracismes, violences diverses etc.) sont très importantes. Certains élèves ne trouvent plus dans l’école un espace sécurisé pour leur vie scolaire et leurs apprentissages. L’école, le collège, le lycée ne réussissent pas bien dans leurs missions éducatives : autonomie, responsabilité, apprentissage du vivre-apprendre ensemble, de la solidarité, du respect de l’autre et de ses différences.
Des angoisses nouvelles chez les élèves et leurs familles apparaissent par la pression constante et menaçante du diktat des évaluations. Elles trient, classent, ouvrent ou ferment la porte aux diplômes nécessaires pour trouver des emplois qualifiés. Les enfants de familles en grande pauvreté ou précarité y sont particulièrement en difficulté. Les mesures proposées de tris par « groupes de niveaux » des collégiens vont encore augmenter les écarts de réussite socio scolaires et favoriser un peu plus angoisses et discriminations inter-élèves. A cela s’ajoutent des représentations socialement construites chez les plus démunis, celles de leur milieu social, de ne pas pouvoir et se sentir capable «d’ y arriver ». Un fatalisme très lié aux difficultés, à l’appauvrissement des familles populaires, à la ghettoïsation de certains quartiers et établissements scolaires, au tri social entre le public et le privé qui contribue à amplifier les phénomènes de ségrégation sociale.
Interroger ces phénomènes de carte scolaire, géographie urbaine, sociale, industrielle, culturelle fait partie des problèmes à résoudre. Quelques avancées timides à Toulouse, Paris, ouvrent cependant des voies à suivre, en dépit des résistances. Quelle égalité des chances, quelle solidarité, offrons-nous à nombre d’enfants, aux plus fragiles, aux enfants issus de l’immigration ?
Non à la gestion de la pénurie d’enseignants par l’embauche massive de vacataires
Le métier enseignant n’est plus attractif. On en connait les causes depuis plus de quinze ans. La pénurie grave d’enseignants (signalée dans 67% des établissements secondaires), pour un métier difficile, mal reconnu, mal rémunéré, mal accompagné par la formation, ne peut se résoudre par le recrutement massif de vacataires, non formés, changeant sans cesse d’établissement. Les signaux du mal-être de nombre d’enseignants experts ou novices est profond : découragement, absences, démissions de plus en plus nombreuses, dépressions, suicides, et ce dans des établissements ou secteurs scolaires au climat scolaire dégradé, faute de personnel, de temps, de lieux et moments dédiés à l’écoute et à la formation. Les récents assassinats de deux enseignants et nombre d’autres violences ou incivilités ont créé un réel climat d’inquiétude.
OUI à des collaborations plus ouvertes avec l’ensemble des associations éducatives
D’autres questions restent à approfondir collectivement : des collaborations intéressantes avec la multiplicité des associations locales ou nationales qui accompagnent les enfants, les adolescents en dehors de l’école, sur la base de principes républicains et humanistes partagés : solidarité, égalité, laïcité, neutralité, droits des enfants. Il s’agit ensemble de trouver des solutions pour apaiser le système, le rendre plus audacieux, généreux, efficace, plus humain, plus juste, à la hauteur des enjeux et défis devant nous, de mieux penser la continuité éducative. Elles demandent de très longues et lentes discussions et expérimentations, incompatibles avec le temps politique des ministres successifs.
OUI à des collaborations, expérimentations, recherches partagées, étroites, longues, durables entre les chercheurs de divers champs scientifiques et les enseignants, et avec les divers acteurs du système scolaire et du périscolaire. Il s’agit de réinventer ensemble le métier, de l’ajuster aux réalités d’aujourd’hui (la très grande hétérogénéité des publics, nouveaux savoirs, nouvelles technologies etc.).
OUI à une réflexion collective, essentielle, de long terme : celle des programmes, savoirs, méthodes et leurs enjeux sociétaux culturels, éthiques, politiques
La question des savoirs, méthodes, objectifs, formes d’évaluation, orientation étudiée sous le terme de curriculum par les travaux du CICUR (Collectif d’Interpellation du Curriculum) est une question centrale et systémique. Elle nécessite de la part des enseignants, des corps d’inspection, formateurs, parents, chercheurs, divers acteurs du système éducatif une posture critique, largement ouverte : « Nos programmes et leurs visées sont-ils encore adaptés à notre époque et son avenir? ». Trop d’élèves de collège, lycée, s’ennuient, décrochent. Pourtant, les mêmes parfois, sont brusquement passionnés, engagés sur des projets, en lien avec des problèmes de société (santé, écologie, technologies, astronomie, géopolitique, littérature contemporaine, etc.). Faut-il alourdir les programmes ou les réduire à des questions centrales qui regroupent, rendent la diversité des savoirs nécessaires et complémentaires ? Faut-il laisser les équipes pédagogiques penser leur mise en œuvre adaptée aux établissements, à leur public ? Quelles articulations à penser avec le périscolaire ?
La question demande d’autres conceptions des programmes, la fin de leurs modifications incessantes sans aucune évaluation, des gestes et postures professionnels, certes à inventer, où les élèves seront davantage des acteurs, des explorateurs dans des collectifs de travail. Elle demande une formation continue profondément repensée, partie intégrante du travail collectif des enseignants.
OUI à une formation initiale et continue de haut niveau
La réforme actuelle de la formation mise en œuvre dans la précipitation par J.M. Blanquer s’est avérée calamiteuse. Elle a mis en détresse et difficulté nombre d’enseignants novices et de formateurs. Refusons les replâtrages rapides.
La question de la formation initiale et continue se pose certes en termes structurels de durée, niveau de diplômes pour le recrutement, place du concours, système d’évaluation des compétences, relations avec l’employeur : les rectorats et l’université, le rôle des laboratoires de recherche en éducation, etc. Mais elle est également au cœur de toute une série d’autres problématiques, d’ordre pédagogique, didactique, sociologique, cognitif, qui se posent dans le quotidien du travail enseignant. Parmi les plus urgentes : la gestion de l’hétérogénéité sociale, culturelle, cognitive des élèves, la très grande difficulté de l’inclusion pour accueillir les élèves à besoins spécifiques alors que le manque d’assistants, d’aides et de formation complémentaire se fait cruellement sentir. Par ailleurs, le rôle des environnements éducatifs extra-scolaires est sous-évalué, voire impensé.
Quels sont les objectifs principaux pour repenser la formation, qui ne saurait se résumer à un formatage des esprits préparés à appliquer des instructions ?
On peut, dans une première approche, les regrouper autour de trois catégories d’objectifs, à construire par et dans l’alternance de stages et de moments d’expériences professionnelles partagées, discutées, nourris par les approches théoriques des divers champs de recherche anciens et plus récents.
Les enseignants doivent être en mesure :
- d’aider les élèves à construire les savoirs, les valeurs qui leur permettront de trouver leur chemin propre pour choisir leur vie et leur place dans la cité, dans un monde en mutation sociétale, économique, géopolitique, écologique, etc.
- de développer leurs capacités auto-évaluatives, réflexives, créatives, pour pouvoir constamment s’ajuster à la diversité des élèves, des contextes, des situations,
- de capitaliser, faire évoluer et transmettre la culture professionnelle, notamment dans des collectifs et/ou en participant activement à des recherches collaboratives etc..
NON au déclin programmé de l’école publique, OUI à une riposte audacieuse, constructive !
Les grands enjeux universels de notre système éducatif : liberté, égalité, fraternité, ont grand besoin d’être réaffirmés, redéfinis précisément, non simplement par des formules mais dans un projet éducatif démocratique concret, à la hauteur des défis nombreux de notre époque.
Les causes de la crise actuelle du système scolaire sont multiples, complexes, corrélées, internes et externes à l’école. Elles nécessitent, avant de faire des réformes, des analyses sérieuses, documentées, discutées largement par l’ensemble des acteurs et protagonistes de l’école. Nous nous proposons de les engager ensemble en ouvrant un grand chantier de réflexion collective toute l’année pour approfondir collectivement, sans précipitation, l’ensemble des grandes problématiques et leurs imbrications. Pour poser ensuite les bases d’autres principes susceptibles de rendre à l’école ses missions humanistes fondatrices, lui permettre d’affronter le monde d’aujourd’hui et demain. Faire méthodiquement et tranquillement un état des lieux du système, point par point, des causes des défaillances, dérives, manques, mais aussi des réussites, et défis audacieux nouveaux. Notre ministre espère moins de réussites au brevet des collèges et au bac : est-ce cela un projet ambitieux pour l’école ?
La méthode proposée ? Ouvrir 4 ou 5 chantiers successifs autour des questions vives posées. Organiser des séminaires largement ouverts sur chacune : ouvrir des débats documentés, par la recherche, les expérimentations, les innovations de terrain, les témoignages. Construire ensemble des consensus pour être force de proposition.
Vers un grand rendez-vous pour un « Grenelle alternatif de l’école », en juillet ou septembre 2024 : des états généraux pour faire le point sur l’ensemble des discussions menées.
Une grande réforme d’une institution éducative démocratique, humaniste, moderne, ne peut se construire qu’après un examen attentif, réaliste, de l’imbrication de toutes les transformations en jeux à chaque étage de l’institution. Il lui faut du temps, celui de lentes négociations, des consensus à construire, des expérimentations à mener, des témoignages à recueillir. Un temps inscrit hors des temporalités et ambitions politiques.
Rejoignez-nous. Nous avons besoin de vous.